Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) (14 page)

BOOK: Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition)
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Léonce de Carville avait eu tout faux.

Elle regarda, avec dégoût, les feuilles d’érable tomber sur son mari, par dizaines, sur ses cheveux, ses épaules, ses bras, s’accumulant dans l’entrejambe.

Mathilde trancha une dernière branche et se recula, contemplant son travail.

La dizaine de rosiers étaient taillés au plus ras. Mathilde se souvenait des conseils de sa propre grand-mère : « On ne taille jamais trop ras un rosier ; les tailler ras, toujours plus ras, lutter contre sa volonté de remonter la cisaille, la baisser au contraire, tailler dix centimètres en dessous, toujours. »

La villa la Roseraie datait de 1857, l’année était encore gravée dans le granit, au-dessus du porche. Mathilde savait que les rosiers avaient été plantés la même année, et que depuis ce temps les Carville les entretenaient eux-mêmes. Ils employaient des dizaines de personnes pour nettoyer, faire la cuisine, tondre, astiquer les cuivres, laver les fenêtres, surveiller la propriété… Mais depuis des générations les Carville s’occupaient de l’entretien de la roseraie. Mathilde avait été initiée au jardinage dès qu’elle avait su marcher. Outre les rosiers, elle avait constitué elle-même un jardin d’hiver, un peu à l’écart de la villa. Elle admira une dernière fois la coupe des plantes et, sans un regard vers son mari, avança vers la serre.

Elle repensa aux derniers mots de Malvina. Ainsi, le carnet de notes de Crédule Grand-Duc, son testament, toute son enquête, était entre les mains de Marc Vitral…

Quelle ironie !

Devait-elle encore se servir de Malvina pour le récupérer ? Continuer de lui mentir, l’entretenir dans son illusion ? Toutes les preuves qu’elle avait obtenues, par la suite, ces preuves que Grand-Duc lui avait fournies, jamais elle n’en avait parlé à Malvina.

Cela l’aurait tuée !

 

Elle entra dans la serre, resta un long moment, comme tous les matins, à respirer l’incroyable mélange d’odeurs. Son havre de paix. Son œuvre. C’est ici, dans cette serre, qu’elle se sentait le plus proche de Dieu, de sa création, qu’elle priait le mieux, bien plus que dans les églises.

Malvina…

La folie de sa petite-fille !

Cela aussi, c’était la faute de son mari. Elle se souvenait de la délicieuse petite fille qu’était Malvina à six ans, de son rire dans l’escalier de merisier, de ses cachettes futées dans le jardin, de ses yeux émerveillés devant les herbiers qu’elle feuilletait avec elle… Maintenant, à part lui mentir, que pouvait-elle faire ? L’enfermer dans un hôpital psychiatrique ? Seule l’obsession de Malvina la poussait encore à se lever, s’habiller, se nourrir : Lyse-Rose était vivante, avait survécu, malgré la sentence du juge, dix-huit ans plus tôt ; elle seule, sa grande sœur, pouvait la ramener à la vie, même après toutes ces années.

La ramener à la vie, un Mauser L110 entre les mains…

 

Mathilde de Carville se pencha vers un bouquet de lis des Cafres, l’une des dernières plantes à fleurir en automne. Mathilde parvenait tous les ans à la faire tenir sous sa serre jusqu’en décembre, c’était sa fierté, le bouquet sur la table du réveillon de Noël, un mélange de lis roses, de lis des Cafres, « Major » rouges et « Alba » immaculés. Mathilde contrôla méticuleusement le niveau d’eau, l’humidité était la gourmandise des lis, le secret de leur éclat et de leur longévité.

Son esprit s’échappa à nouveau vers Malvina, le bras armé de sa vengeance. Il fallait bien qu’aujourd’hui quelqu’un défende les intérêts des Carville. Pourquoi pas Malvina, après tout ?

Les choses allaient changer, dans les jours, les heures à venir. Maintenant que Lylie avait lu le cahier de Grand-Duc, Malvina n’était plus la seule bombe à retardement lâchée en pleine rue. Grand-Duc lui avait offert un cadeau d’anniversaire empoisonné. Le film de sa vie. Tous les secrets de famille consignés sur cent pages.

Deux familles. Double peine.

De quoi rendre Lylie folle, elle aussi. Folle de rage.

Mathilde de Carville avança encore. Les asters « Septembre rouge » de son jardin d’hiver perdaient leurs derniers pétales, quelques rayons pourpres reliés à un cœur d’or, comme si une amoureuse indécise s’était introduite au milieu de la serre pour effeuiller une à une les pâquerettes géantes.

Une image curieuse s’imposa à l’esprit de Mathilde. Presque un rêve, comme une prémonition. Elle voyait Lylie entrer ici, dans le parc, dans la Roseraie, armée d’un revolver, un Mauser L110, le doigt sur la détente. Elle marchait lentement sur la pelouse.

Oui, Lylie avait bien des raisons de venir se venger, si Grand-Duc révélait tout dans son cahier. Mathilde sourit pour elle-même. Une question la taraudait. Ce doigt sur la détente, cet index, porterait-il la bague ? Le saphir clair… Les incrustations de diamant orneraient-elles ce doigt vengeur ?

L’image, petit à petit, s’effaça. L’aster orangé réapparut, nu à l’exception de trois derniers pétales. Mathilde de Carville murmura du bout des lèvres, juste pour elle :

— Joyeux anniversaire, Lylie.

Si elle avait su, à l’époque, jamais elle n’aurait engagé Crédule Grand-Duc dans ce compte à rebours stupide.

Elle s’avança encore, tourna la tête derrière son épaule pour bien vérifier qu’elle était seule. Elle l’était. Personne ne l’observait par les verrières de la serre. Elle se pencha vers son jardin secret, poussa les iris et dévoila quelques tiges, discrètes, des petites fleurs jaunes, quelques pieds de chélidoine. Mathilde de Carville aimait contempler ces quatre pétales jaune doré, en croix, groupés en ombrelle. « L’herbe aux verrues », comme on l’appelait autrefois ; mais Mathilde préférait l’autre visage de la chélidoine, la croix des pétales dissimulait une plante mortelle, peut-être la plus toxique de toutes, une concentration unique d’alcaloïdes dans son suc…

Son péché mignon.

Dieu lui pardonne.

 

Elle fit demi-tour, sortit de la serre. Léonce de Carville était toujours assis, désarticulé, simplement secoué d’un tremblement régulier qui agitait les feuilles rouges.

Un tronc mort. Biscornu.

Le regard de Mathilde de Carville embrassa l’ensemble de la propriété, la roseraie, la villa, le parc…

Non, tout n’était peut-être pas perdu. Le nom. La race. L’honneur.

Lyse-Rose.

Elle en venait à raisonner comme Malvina.

Il restait un ultime espoir, ce coup de téléphone de Crédule Grand-Duc, hier, le dernier avant sa mort. Il prétendait avoir découvert un nouvel élément qui remettait en cause toutes ses certitudes antérieures. Il lui avait affirmé avoir eu l’illumination trois jours auparavant, dans les toutes dernières minutes de son contrat, soi-disant en lisant
L’Est républicain
. A minuit moins cinq !

Allait-elle être assez naïve pour le croire ? Allait-elle être assez stupide pour suivre Grand-Duc dans un bluff aussi grossier ?

Grand-Duc n’avait rien voulu dire de plus, il lui avait précisé qu’il voulait vérifier quelques derniers détails. Elle repensa à Malvina et à son Mauser. Grand-Duc s’était comporté comme ces témoins, dans les romans policiers, qui cherchent à faire monter les enchères et qui se retrouvent avec une balle dans le cœur avant d’avoir pu prononcer un chiffre.

Mathilde de Carville avança devant les branches coupées des rosiers. Elle se pencha et ramassa les tiges à pleine main, sans grimace, sans aucune souffrance apparente.

Malgré elle, elle ne pouvait s’empêcher de croire aux derniers mots de Crédule Grand-Duc.

Une issue. Un ultime espoir.

Et comme toujours dans cette histoire, la balance du destin. Pour qu’une famille espère, l’autre devait tout perdre.

15

2 octobre 1998, 11 h 01

Miromesnil.

Champs-Elysées-Clemenceau.

Les stations défilaient. La voiture se vidait, arrêt après arrêt. Le métro accélérait brusquement pour ralentir presque aussitôt, comme un inépuisable sprinter aveugle.

Une jolie fille monta à Invalides. Un instant, Marc Vitral crut reconnaître Lylie, à sa silhouette fine et à ses cheveux blonds sagement coiffés. Un instant seulement. Le métro fourmillait de jolies blondes, ce n’était pas le hasard qui le remettrait dans les pas de Lylie, ni ses messages désespérés sur son répondeur, c’était la lecture attentive de ce carnet ; c’était Grand-Duc, qu’il devait rencontrer, à tout prix.

Varenne.

Marc était maintenant presque seul dans le wagon. La blonde était déjà descendue. Marc se fit la réflexion étrange que sur les onze personnes présentes dans la voiture sept étaient noires. A croire qu’une loi interdisait encore aujourd’hui aux Africains de marcher à l’air libre sur les trottoirs des rues à fric juste au-dessus de leurs têtes, rues de Grenelle, de Varenne, de Babylone. Décidément, Marc ne s’habituait pas à Paris, à sa misère, son indifférence, ses solitudes. Dieppe, le port communiste de son enfance, lui manquait. Il soupira. Il n’avait guère le choix. L’urgence était ailleurs. Résigné, il s’assit à nouveau et reprit sa lecture.

Journal de Crédule Grand-Duc

La décision du juge Weber parvint par courrier officiel, dans la boîte aux lettres des Vitral, rue Pocholle, le matin du 11 mai 1981. Comme un symbole.

Toute la nuit précédente, l’immense front de mer de Dieppe s’était transformé en théâtre improvisé d’une gigantesque fête populaire. On avait chanté, bu, ri, dansé pieds nus toute la nuit sur la pelouse de l’esplanade. Dieppe, la ville rouge, le port ouvrier, la ville sinistrée par la disparition une à une de ses usines, avait fêté comme au plus beau des 14 Juillet l’élection à la présidence de la République de François Mitterrand ; l’arrivée historique de la gauche au pouvoir, les communistes au gouvernement… Changement ! Le slogan s’envolait de toutes les lèvres. La doyenne des stations balnéaires françaises avait pour une nuit enfilé la robe de son premier bal. Et elle lui allait encore bien !

Pierre et Nicole Vitral participèrent eux aussi à la fête, à leur façon. Une génération qu’ils attendaient ça, qu’ils se battaient, qu’ils manifestaient, qu’ils distribuaient des tracts sur les marchés… Leur camion, sur le front de mer, était resté ouvert presque toute la nuit, crêpes, gaufres et croustillons s’étaient mélangés au champagne et au cidre dans un joyeux bordel… Toutes les générations en étaient. Mais les Vitral n’étaient pas parvenus à se libérer complètement. Ils attendaient le courrier du juge, la décision finale ; ils craignaient encore un recours des Carville, un ultime rebondissement. Ils ne voulaient pas se réjouir d’une telle victoire avant de tenir le papier officiel entre leurs mains, avant de serrer Emilie, toujours gardée en pouponnière à Montbéliard, dans leurs bras.

Ils n’osaient pas y croire.

Mais, après tout, qui y avait cru vraiment, même à Dieppe, avant ce 10 mai 1981, à la victoire de la gauche ?

 

Pierre ouvrit la lettre du juge vers huit heures du matin. Tremblant. Il n’avait dormi que deux heures. Le courrier du juge Weber ne laissait aucun doute. La rescapée de la catastrophe du mont Terrible se prénommait Emilie Vitral. Ses grands-parents paternels devenaient ses tuteurs légaux. Ils pouvaient venir la chercher à Montbéliard, le matin même.

Dans le quartier du Pollet, on n’avait pas rangé les flûtes, le champagne, l’huile de friture et les grillades. On partagea les restes. La fête se prolongea. Les 10 et 11 mai 1981.

Les deux plus beaux jours de leur vie.

 

Mathilde de Carville laissa venir le soir, il faisait déjà presque nuit, pour s’approcher du camion des Vitral. Elle avait patiemment attendu que les derniers clients s’éloignent. Elle avait aussi pris la précaution que Nicole Vitral soit seule, son mari était au Pollet, pour la réunion de quartier, ce 13 mai 1981, comme tous les mercredis soir. Il envisageait sérieusement de se présenter sur la liste pour les municipales en 1983. Il faisait un beau temps de mai, mais avec trop de vent, comme toujours.

 

Le moment est venu de vous présenter Mathilde de Carville. Elle entra dans le jeu exactement deux jours après l’euphorie. Pas facile pour moi d’en dresser un portrait impartial, vous le comprendrez dans quelques pages. J’assume le tableau que je vais vous peindre, sur la forme et sur le fond. Si je ne vous semble pas objectif, croyez au moins en ma sincérité. Mathilde de Carville, pendant tout le temps de l’instruction, avait fait confiance à son mari ; à son mari et à Dieu. Jusqu’à présent, au cours de sa vie, jamais elle n’avait eu à se plaindre de Dieu, ni de son mari d’ailleurs. Née noble d’une lignée angevine émigrée dans la banlieue chic parisienne, plutôt gracieuse, intelligente, humaniste, portant haut le chignon, avec un brin de malice à la Romy Schneider, Mathilde, dès ses vingt ans, fut rapidement admirée, jalousée, courtisée. Pas longtemps… Elle faisait confiance à Dieu. Elle tomba amoureuse du premier homme que le ciel mit sur son chemin et lui jura une fidélité éternelle. Ce fut Léonce, un jeune ingénieur brillant, ambitieux et pauvre. L’ingénieur détruisit peu à peu tout ce que Mathilde avait de gracieux et d’humaniste. Si Dieu le voulait ainsi…

Mathilde apportait une dot d’une valeur inestimable : son nom. Mathilde de Carville. La descendance privilégiée, le sang noble, la race, la transmission… Léonce prit le nom de sa femme. Ce n’est pas banal, vous pouvez l’admettre avec moi, un homme qui prend le nom de sa femme ! Il faut au moins une particule et un arbre généalogique remontant à Saint Louis pour cela… Mathilde offrit à son mari son nom et, il ne faut pas l’oublier, les quelques millions en bons du Trésor qui furent nécessaires pour fonder l’entreprise de Carville. Le génie industriel de Léonce fit le reste : la multiplication des premiers millions en dizaines de millions, le succès commercial de l’entreprise, les brevets juteux, les filiales sur les cinq continents. Jusque-là, Mathilde dut penser que son nom avait été sacrément bien investi…

Quand Dieu lui prit Alexandre, son fils, dans cet accident d’avion, Mathilde ne douta pas. Cela peut vous sembler étrange, mais j’ai appris après toutes ces années que les épreuves qu’exige la religion renforcent la foi plus qu’elles ne l’éprouvent. L’injustice divine, curieusement, pousse à la soumission plus qu’à la révolte. Comme la punition oblige à l’obéissance. Surtout la punition injuste, celle qui tombe au hasard, pour l’exemple. Mathilde de Carville prit le voile et expia. Dieu seul sait quelle faute. Elle avait confiance en la justice de Dieu, en la justice des hommes aussi, puisque la clairvoyance divine éclaire celle des mortels.

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