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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

La Loi des mâles (7 page)

Il s’agissait de l’institution d’une
Sainte Pénitencerie, sorte de chancellerie du péché qui délivrerait les bulles
d’absolution moyennant des taxes d’enregistrement perçues au profit du
Saint-Siège. Les prêtres estropiés pourraient obtenir quittance à raison de
quelques livres par doigt manquant, le double pour un œil perdu, autant pour
l’absence d’une ou deux génitoires. Celui qui se serait amputé lui-même de sa
virilité devrait payer un prix plus fort. Des malfaçons ou accidents physiques,
Duèze passait aux irrégularités morales. Les bâtards qui avaient caché leur
situation de naissance en recevant les ordres, les clercs qui avaient pris la
tonsure bien qu’étant mariés, ceux qui se mariaient secrètement après
l’ordination, ceux qui vivaient non mariés en ménage de femme, ceux qui étaient
bigames, ou incestueux, ou sodomites, tous étaient imposés proportionnellement
à leur faute. Les nonnes qui auraient paillardé avec plusieurs hommes au-dedans
comme au-dehors de leur couvent seraient soumises à une réhabilitation
particulièrement coûteuse
[6]
.

— Si l’institution de cette
Pénitencerie, déclara Duèze, ne fait pas rentrer deux cent mille livres la
première année, je veux bien…

Il allait dire « je veux bien
être brûlé » mais s’arrêta à temps.

Poitiers pensait « Au moins,
s’il est élu, je n’aurai pas de souci pour les finances papales. »

Mais, malgré toutes les manœuvres de
Duèze et malgré l’appui que Poitiers leur donnait, le conclave continuait à
marquer le pas.

Or, les nouvelles de Paris étaient
mauvaises. Gaucher de Châtillon, faisant front avec le comte d’Évreux et Mahaut
d’Artois, s’efforçait de limiter les ambitions de Charles de Valois. Celui-ci
néanmoins habitait au palais de la Cité, où il gardait la reine Clémence sous
sa tutelle, il administrait les affaires à sa guise, et expédiait dans les
provinces des instructions contraires à celles que Poitiers envoyait de Lyon.
D’autre part, le duc de Bourgogne, soutenu par les vassaux de son immense
duché, était arrivé à Paris le 16 juin, onze jours après la mort de
Louis X, pour y faire reconnaître ses droits. La France avait donc trois
régents. Cette situation ne pouvait durer longtemps, et Gaucher engageait
instamment Philippe à regagner Paris.

Le 27 juin, après un conseil
restreint auquel assistèrent les comtes de Forez et de la Voulte, le jeune
prince décida de se mettre en route, et commanda de rassembler le train de
bagages de son escorte. En même temps, s’avisant qu’aucun service solennel
n’avait encore été célébré pour le repos de l’âme de son frère, il ordonna que
de grandes messes fussent dites le lendemain, avant son départ, en chaque
paroisse de la ville. Tous les gens de haut et de bas clergé étaient tenus d’y
assister, pour s’associer aux prières du régent. Les cardinaux, surtout les
cardinaux italiens, exultaient ; Philippe de Poitiers quittait Lyon sans
les avoir fléchis.

— Il déguise sa fuite sous les
pompes du deuil, disait Caëtani, mais il s’en va quand même, ce maudit !
Avant un mois, je vous l’affirme, nous serons de retour à Rome.

 

V
LES PORTES DU CONCLAVE

Les cardinaux sont personnages
d’importance et qui ne sauraient être confondus avec le menu fretin du clergé.
Le comte de Poitiers leur fit réserver, pour le service funèbre à la mémoire de
Louis X, l’église du couvent des Frères Prêcheurs, dit église des
Jacobins, la plus belle, la plus vaste, après la primatiale Saint-Jean, et
aussi la mieux fortifiée
[7]
.
Les cardinaux ne virent dans ce choix qu’un convenable hommage rendu à leur
dignité. Aucun ne manqua la cérémonie.

Bien qu’ils ne fussent que
vingt-quatre l’église était pleine, car chaque cardinal avait voulu arriver
pompeusement escorté de toute sa maison, chapelain, secrétaire, trésorier,
clercs, damoiseaux, valets, porteurs de traîne et de flambeaux ; une foule
d’un demi-millier de personnes, au total, se tenait entre les lourds piliers
blancs.

Rarement messe funéraire fut suivie
avec si peu de recueillement. Pour la première fois depuis bien des mois les
cardinaux, qui vivaient par coteries en des résidences séparées, se
retrouvaient tous ensemble. Certains ne s’étaient pas rencontrés depuis près de
deux ans. Ils s’observaient les uns les autres, s’étudiaient, s’épiaient.

— Avez-vous vu ?
chuchotait-on. Orsini vient de saluer Frédol le cadet… Stefaneschi s’est
entretenu tout un moment avec Mandagout ; se rapprocherait-il des
Provençaux ?… Oh ! Duèze a bien petite mine ; le voilà fort
envieilli…

En effet, Jacques Duèze, dont la
légère et sautillante démarche surprenait habituellement chez un homme d’un tel
âge, avançait ce jour-là d’un pas lent, traînant, et répondait vaguement aux
saluts, d’un air de lassitude et d’épuisement.

Guccio Baglioni, en tenue de
damoiseau, faisait partie de sa suite. Il était censé ne parler qu’italien et
venir directement de Sienne.

« Peut-être aurais-je mieux
fait, se disait Guccio, de m’aller placer sous la protection du comte de
Poitiers. Car aujourd’hui sans doute je repartirais avec lui pour Paris, et je
pourrais m’enquérir de Marie dont je suis sans nouvelles depuis tant de jours.
Tandis que me voici dépendre en tout de ce vieux renard, à qui j’ai promis que
mon oncle lui consentirait un prêt, et qui ne fera rien pour mon sort avant que
l’argent ne soit arrivé. Or mon oncle ne me répond pas. Et l’on dit que Paris
est tout bouleversé… Marie, Marie, ma belle Marie !… Ne va-t-elle pas se
croire abandonnée de moi ? Peut-être me hait-elle à présent ? Qu’en ont-ils
fait ? »

Il imaginait Marie séquestrée par
ses frères, à Cressay, ou dans quelque couvent pour filles repenties. « Si
une semaine s’écoule encore ainsi, je m’enfuirai à Paris. »

Ayant gagné sa place, dans les
stalles du chœur, Duèze, tassé sur lui-même, surveillait discrètement ses
voisins et parfois tournait un visage accablé vers le fond de l’église. À deux
stalles de Duèze, Francesco Caëtani, la face maigre tranchée d’un long nez
busqué, et les cheveux s’envolant comme des flammes blanches autour de sa
calotte rouge, ne cachait pas sa joie ; et ses regards, qui allaient du
catafalque aux gens de sa suite, étaient des regards de victoire. « Voici,
Messeigneurs, paraissait-il dire à la ronde, ce qui survient quand on s’attire
la colère des Caëtani, qui étaient déjà puissants du temps de Jules César. Le
Ciel veille à nous venger. »

Les Colonna, au lourd menton rond
partagé d’une fossette verticale, et semblables à deux guerriers déguisés en
prélats, le toisaient avec une hostilité manifeste.

Dans l’ordonnance de la cérémonie,
le comte de Poitiers n’avait pas lésiné sur le nombre des chantres. Ils étaient
une bonne centaine soutenus par les orgues dont quatre hommes maniaient à
pleins bras les soufflets. Une musique tonnante, royale, roulait sous les voûtes,
saturait l’air de vibrations, enveloppait la foule. Les petits clercs pouvaient
impunément bavarder entre eux, et les damoiseaux ricaner en se moquant de leurs
maîtres. Il était impossible d’entendre ce qui se disait à trois pas, et moins
encore ce qui se passait aux portes.

Le service s’acheva ; les
orgues et les chantres se turent ; les vantaux du grand portail
s’ouvrirent. Mais aucune lumière ne pénétra dans l’église.

Il y eut un instant de saisissement,
comme si quelque miracle avait, pendant la cérémonie, obscurci le soleil ;
et puis les cardinaux comprirent, et des clameurs furieuses s’élevèrent. Un mur
tout frais bouchait le portail ; le comte de Poitiers avait fait, pendant
la messe, maçonner les issues. Les cardinaux étaient prisonniers.

Un mouvement panique brassa
l’assistance ; prélats, chanoines, prêtres, valets, toute dignité ou
révérence oubliées, se mêlèrent, se bousculèrent, coururent et refluèrent comme
rats pris en nasse. Des damoiseaux, grimpant sur les épaules les uns des autres,
s’étaient hissés aux vitraux et annonçaient :

— L’église est cernée par des
hommes d’armes !

Les cardinaux criaient.

— Qu’allons-nous faire ?
Le régent nous a joués.

— Voilà pourquoi il nous
gratifiait de si forte musique !

— C’est atteinte portée à
l’Église.

— Il faut l’excommunier.

— Il est bien temps ! On
va nous massacrer.

Déjà, les deux Colonna et les gens
de leur parti s’étaient armés de lourds chandeliers de bronze, de bancs et de
bâtons de procession, décidés à vendre chèrement leur existence, tandis qu’autour
du baptistère, quelques cardinaux des divers partis se prenaient de bec.

— 
Colpa vostra, colpa vostra
C’est votre faute, c’est votre faute, criait un italien désignant les Français.
Si vous aviez refusé comme nous de venir à Lyon ! Nous savions bien qu’il
nous y serait fait un mauvais coup.

— Si vous aviez élu l’un des
nôtres, nous ne serions pas là à cette heure, répliquait un Gascon. La faute
est à vous, mauvais chrétiens !

Une seule porte n’était pas
entièrement murée, on y avait laissé un passage pour un homme. Mais cette
étroite ouverture se hérissait d’un buisson de piques tenues par des gantelets
de fer. Les piques se relevèrent, et le comte de Forez, en armure, suivi de
Bermond de la Voulte et de quelques autres cuirasses, pénétra dans l’église.
Une explosion d’injures l’accueillit.

Les bras croisés sur la garde de son
épée, le comte de Forez attendit que l’agitation se fût calmée. C’était un
homme puissant, courageux, insensible aux menaces comme aux supplications.
L’exemple de désunion, de vénalité, d’intrigue, que les cardinaux donnaient
depuis deux ans le heurtait profondément, et il approuvait pleinement le comte
de Poitiers de vouloir mettre terme à ce scandale. Son rude visage creusé de
rides apparaissait par l’ouverture du heaume.

Quand les cardinaux et leurs gens se
furent bien égosillés, sa voix s’éleva, nette, martelée, se propageant
par-dessus les têtes jusqu’au fond de la nef.

— Messeigneurs, je suis ici
d’ordre du régent de France, pour vous notifier de bien vouloir désormais vous adonner
uniquement à l’élection d’un pape, et de même vous faire connaître que vous ne
sortirez pas avant que ce pape soit élu. Chacun des cardinaux ne gardera auprès
de lui qu’un chapelain et deux damoiseaux ou clercs de son choix, pour son
service. Tous autres se peuvent retirer.

Cette proclamation souleva une
indignation unanime.

— C’est félonie ! s’écria
le cardinal de Pélagrue. Le comte de Poitiers nous avait fait serment que nous
n’aurions même pas à entrer en clôture et c’est à ce prix que nous avons
accepté de le rejoindre à Lyon.

— Le comte de Poitiers,
répondit Jean de Forez, engageait alors la parole du roi de France. Mais le roi
de France n’est plus, et c’est la parole du régent qu’aujourd’hui je vous
porte.

La fureur, à présent, unissait les
représentants des trois partis dont les invectives se mêlaient, en provençal,
en italien et en français. Le cardinal Duèze s’était effondré dans un
confessionnal, la main sur le cœur, comme si son vieil âge ne pouvait supporter
un tel coup, et il feignait de s’associer aux protestations par des murmures
inaudibles. Le cardinal d’Albano, Arnaud d’Auch, celui-là même qui était venu
naguère à Paris prononcer la condamnation des Templiers, s’avança vers le comte
de Forez et lui déclara d’un ton menaçant :

— Messire, un pape ne se peut
élire en de telles conditions, car vous violez la constitution de
Grégoire X qui oblige le conclave à se réunir en ville où le pape est
mort.

— Vous vous y trouviez,
Monseigneur, voici deux ans, et vous êtes égaillés sans avoir élu de pape, ce
qui contrevenait à la constitution. Mais si vous souhaitez d’aventure être
reconduits à Carpentras, nous vous y ferons mener sous bonne escorte, en chars
fermés.

— Nous ne devons point siéger
sous menace de la force !

— C’est pourquoi sept cents hommes
d’armes, Monseigneur, sont dehors, à votre garde, fournis par les autorités de
la ville afin d’assurer votre protection et votre isolement ainsi qu’il est
prescrit par la constitution. Le sire de La Voulte, que voici, et qui est de
Lyon, est chargé d’y veiller. Messire le régent vous fait savoir également que
si, au troisième jour, vous n’êtes pas parvenus à vous mettre d’accord, vous ne
recevrez à manger qu’un seul plat de la journée et, à partir du neuvième,
n’aurez plus que le pain et l’eau comme cela est dit également dans la
constitution de Grégoire. Et qu’enfin, si la lumière ne vous vient point par le
jeûne, il fera détruire la toiture, pour vous mettre mieux à même de la
recevoir du Ciel.

Bérenger Frédol l’aîné intervint.

— Messire, c’est vous charger
d’homicide que nous soumettre à un tel traitement, car il en est parmi nous qui
ne le sauront supporter… Voyez Monseigneur Duèze déjà tout écroulé et qui
aurait besoin de soins.

— Ah ! certes, ah !
certes, dit faiblement Duèze, je ne le pourrai supporter.

— Nous voyons bien que nous
avons affaire à des bêtes puantes et féroces, cria Caëtani, mais sachez,
messire, qu’au lieu de faire un pape, nous allons vous excommunier, vous et
votre parjure.

— Si vous tenez séance
d’excommunication, Monseigneur Caëtani, répondit calmement le comte de Forez,
le régent pourrait alors fournir au conclave le nom de certains envoûteurs et
sorciers qu’il conviendrait de placer en tête de fournée.

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