Du coup, les treize exploratrices investissent l’arbre
creux, occupent les couloirs vivants et s’empressent de tuer les parasites en
train de le ronger. C’est un long travail. Il y a des vers, des pucerons, des
coléoptères comme l’horloge-de-la-mort, ainsi nommé parce qu’il fait un bruit
de tic-tac en creusant le bois. Un par un, les acolytes de la princesse les
traquent. Puis on les dévore. L’acacia respire ; il reprend vie et
remercie à sa manière les fourmis en laissant exsuder de la sève avec laquelle
elles confectionnent une sauce pour accompagner les viandes.
Touiller de l’horloge-de-la-mort avec de la sève d’acacia,
ça donne un plat typiquement insecte. Toutes se régalent de cette saveur
nouvelle. C’est peut-être à cet instant que naît la première gastronomie
myrmécéenne.
Dehors, la pluie s’est mise à tomber comme le laissait
présager la noirceur du ciel. Tardives giboulées de mars qui tombent un 1
er
avril.
Les fourmis se calfeutrent dans les branches les plus profondes de l’arbre ami.
Le tonnerre gronde. Des éclairs de lumière jaillissent et
flashent à travers les orifices de l’arbre qui servent de hublots. Princesse 103
e
s’installe pour contempler le spectacle magnifique du ciel déchaîné domptant la
nature du sol. Le vent courbe les arbres, des volées de gouttes mortelles
fouettent les insectes insouciants qui n’ont pas encore songé à se mettre à
l’abri.
Au moins, au sommet de leurs roseaux creux, 24
e
et les siennes seront protégées de l’attaque de la pluie.
L’orage claque. Les éclairs blessent les yeux de 103
e
.
Le vacarme du tonnerre semble surgir d’au-delà la couverture des nuages. Même
les Doigts doivent être soumis à cette force. Trois stries parallèles fendent
l’obscurité, rendant le décor complètement blanc. Les fleurs, les arbres, les
feuilles, la surface de l’eau étincellent en projetant d’immenses ombres noires
puis vacillent pour retrouver leur couleur originelle. La moindre jonquille
prend des allures inquiétantes sous l’orage. Les ramures des saules pleureurs
clignotent. On croit que tout se calme quand un énorme bruissement se fait
entendre. À la chaîne, des éclairs zèbrent le ciel de charbon. Même les toiles
d’araignées se transforment en cercles blancs dans lesquels leurs propriétaires
en pleine psychose de l’eau galopent en tous sens.
Court répit et le ciel se déchire encore plus fort. Tous les
sens magnétiques des fourmis les informent que l’orage se rapproche. Les
éclairs sont suivis de plus en plus rapidement du fracas du tonnerre. Les
treize Belokaniennes se pelotonnent et mêlent leurs antennes.
Soudain, l’arbre tressaille. Comme s’il venait d’être
électrocuté. Un stress brusque fait frémir toute l’écorce. 5
e
bondit, affolée.
Le feu
!
Un éclair a touché l’acacia qui est en train de s’embraser.
Les exploratrices ne peuvent rien faire pour le sauver. L’air devient
empoisonné dans les couloirs blessés.
Dopées par la chaleur ambiante, les fourmis fuient vers le
bas, par les racines, et creusent la terre de leurs mandibules pour se doter
d’un abri protégé de l’eau et du feu. Elles ont du sable mouillé tout autour de
la tête, ce qui leur donne des allures de monstres à tête cubique.
Elles se calfeutrent et attendent.
L’acacia brûle et crie sa douleur d’arbre agonisant en
émettant des odeurs pestilentielles de sève. Ses branches se crispent comme si
l’arbre allait danser pour montrer sa souffrance. La température monte. Dehors,
la flamme est si haute que les fourmis en voient la lueur à travers l’épaisseur
de sable qui leur sert de plafond.
L’arbre brûle très vite et, après la trop grande chaleur,
c’est le froid subit. Leur plafond de sable s’est vitrifié et les exploratrices
ne parviennent pas à le percer à la mandibule. Pour sortir, elles sont obligées
de faire un grand détour souterrain.
La pluie s’est arrêtée aussi rapidement qu’elle est apparue.
Tout n’est que désolation. La petite île n’avait pour seule richesse que cet
acacia Cornigera maintenant réduit en cendres grises.
6
e
appelle tout le monde. Elle veut montrer
quelque chose.
Les myrmécéennes accourent vers le trou de terre où palpite
un animal rouge qui semble respirer amplement. Non, ce n’est pas un animal. Ce
n’est pas non plus végétal, ni minéral. 103
e
reconnaît tout de suite
de quoi il s’agit. C’est une braise encore ardente. Elle est tombée dans un
trou et les autres braises l’ont protégée de la pluie.
6
e
approche une patte. Ses griffes touchent la
matière rouge orangé et, horreur, ses griffes fondent. Vision affreuse :
sa patte droite devient liquide et s’écoule. Là où il y avait une patte et deux
griffes, il y a désormais un tronçon parfaitement arrondi et cautérisé.
L’exploratrice sèche son moignon à l’aide de sa salive désinfectante.
Ce pourrait être le moyen de vaincre les fourmis pygmées
,
émet la princesse.
L’escouade tout entière frémit de surprise et de peur.
Le feu
?
103
e
leur dit qu’on redoute ce qu’on ignore. Elle
insiste : on peut utiliser le feu. 5
e
répond que, de toute
manière, il est impossible d’y est ! Une grande lueur apparaît au sommet
de l’arbre alors partout, la sève suintant de l’écorce indique la souffrance du
toucher, 6
e
en a déjà fait les frais. 103
e
explique qu’il
y a tout un cérémonial à respecter. Il est possible de recueillir cette braise
mais il est interdit de la toucher directement, il faut la poser sur un caillou
creux. Le feu ne peut rien contre les cailloux creux.
Justement, l’île en est entourée. Avec de longues tiges
utilisées comme leviers, les treize fourmis arrivent à soulever la braise et à
l’introduire dans un morceau de silex. Posée dans cet écrin de pierre, la
braise ressemble maintenant à un rubis précieux.
Princesse 103
e
explique que le feu est puissant
mais fragile. Paradoxe du feu : il a le pouvoir de détruire un arbre et
même une forêt entière avec ses habitants ; pourtant, un simple battement
d’ailes de moucheron suffit parfois à l’éteindre.
Ce feu-ci semble bien malade
, remarque la guerrière
expérimentée en montrant les zones rouges qui noircissent, signe selon elle de
mauvaise santé pour n’importe quelle flamme. Il faudrait lui redonner vie.
Comment ? En le reproduisant. Le feu se reproduit par
contact. On enflamme une feuille sèche, il n’y en a pas beaucoup aux alentours
mais on en trouve sous terre, et les fourmis obtiennent un grand spectre jaune.
L’enfant feu est plus impressionnant que sa mère braise.
La plupart des fourmis n’ont jamais vu de feu et les douze
jeunes exploratrices reculent, effrayées.
Princesse 103
e
les conjure de ne pas reculer.
Elle dresse haut les antennes et émet clairement la phrase phéromonale antique :
NOTRE SEUL VÉRITABLE ENNEMI EST LA PEUR.
Toutes les fourmis savent le sens et l’histoire de cette
phrase. « Notre seul véritable ennemi est la peur » est la dernière
phrase prononcée par la 234
e
reine Belo-kiu-kiuni de la dynastie Ni
des fourmis rousses, il y a plus de huit mille ans. La malheureuse a émis cette
phrase alors qu’elle était en train de se noyer en tentant de dompter des
truites. 234
e
reine Belo-kiu-kiuni pensait faire une alliance entre
les fourmis et les truites du fleuve. Depuis, on a renoncé à tout contact avec
le peuple des poissons du fleuve, mais la phrase est restée comme un cri
d’espoir dans les possibilités infinies des fourmis.
Notre seul véritable ennemi est la peur
.
Comme pour les rassurer, après s’être élevée très haut, la
flamme enfant rétrécit.
Il faut la transmettre à un matériau plus épais
,
propose 6
e
, peu rancunière envers l’élément feu.
Ainsi, de feuille sèche en brindille sèche, de brindille
sèche en morceau de bois, elles réussissent à façonner un petit foyer qu’elles
entretiennent au fond d’une cuvette de pierre. Puis, sur les conseils de
Princesse 103
e
, les fourmis jettent dans l’âtre des petits morceaux
de brindilles que le feu s’empresse de mordre voracement.
La braise ainsi obtenue est ensuite déposée avec beaucoup de
précautions dans des petites pierres creuses, elles aussi trouvées sous terre.
C’est 6
e
qui, en dépit de sa patte carbonisée, s’avère le meilleur
ingénieur du feu. Y ayant touché, elle sait s’en méfier. Sur ses
recommandations, les autres constituent un trésor de braises.
Voilà avec quoi nous allons attaquer les naines
!
s’exclame Princesse 103
e
.
La nuit commence à tomber, mais la fabrication du feu les
fascine. Elles embarquent sur leur vaisseau-tortue huit rochers creux forts
chacun d’une braise rougeoyante. Princesse 103
e
dresse l’antenne et
lance la phéromone piquante qui veut dire :
À l’attaque
!
LA CROISADE DES ENFANTS
: En Occident, la première croisade des enfants
eut lieu en 1212. Des jeunes désœuvrés avaient tenu le raisonnement
suivant : « Les adultes et les nobles ont échoué à libérer Jérusalem
parce que leurs esprits sont impurs. Or nous, nous sommes des enfants, donc
nous sommes purs ». L’élan toucha essentiellement le Saint Empire romain
germanique. Un groupe d’enfants le quitta pour se répandre sur les routes en
direction de la Terre sainte. Ils ne disposaient pas de cartes. Ils
s’imaginaient aller vers l’est mais, en fait, ils se dirigeaient vers le sud.
Ils descendirent la vallée du Rhône et, en chemin, leur foule s’accrut jusqu’à
comprendre plusieurs milliers d’enfants.
En chemin, ils pillaient
et volaient les paysans.
Plus loin, leur dirent des
habitants, ils se heurteraient à la mer. Cela les rassura. Ils étaient
convaincus que, comme pour Moïse, la mer s’ouvrirait pour laisser passer cette
armée d’enfants et l’amener à pied sec jusqu’à Jérusalem.
Tous parvinrent à
Marseille, où la mer ne s’ouvrit pas. Vainement ils attendirent sur le port,
jusqu’à ce que deux Siciliens leur proposent de les conduire en bateau à
Jérusalem. Les enfants crurent au miracle. Il n’y eut pas de miracle. Les deux
Siciliens étaient liés à une bande de pirates tunisiens qui les menèrent non
pas à Jérusalem mais à Tunis, où ils furent tous vendus comme esclaves, à bon
prix, sur le marché.
Edmond Wells,
Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.
— N’attendons plus. Allons-y ! lança une voix,
parmi les spectateurs.
Julie ne savait pas où cet élan les mènerait, mais sa
curiosité fut la plus forte.
— En avant ! approuva-t-elle.
Le directeur du centre culturel pria tout le monde de rester
sagement à sa place.
— Du calme, du calme, je vous en prie, ce n’est qu’un
concert.
Quelqu’un lui coupa le micro.
Julie et les Sept Nains se retrouvèrent dans la rue, cernés
par une petite foule enthousiaste. Il fallait vite donner un but, une
direction, un sens à cette foule en marche.
— Au lycée, clama Julie. On va faire la fête !
— Au lycée, répétèrent les autres.
L’adrénaline montait toujours dans les veines de la
chanteuse. Nulle cigarette de marijuana, nul alcool, nul stupéfiant n’était
capable de produire un tel effet. Elle était véritablement dopée.
À présent qu’elle n’était plus séparée de son public par les
feux de la rampe, Julie distinguait les visages. Il y avait là des gens de tout
âge, autant d’hommes que de femmes, autant de très jeunes que de personnes
mûres. Ils étaient peut-être cinq cents à se presser autour d’eux en une grande
procession multicolore.
Julie entonna la « Révolution des Fourmis ».
Autour d’eux, on chanta et on se trémoussa tout au long de l’artère principale
de Fontainebleau en une sarabande de carnaval.
Nous sommes les nouveaux inventeurs.
Nous sommes les nouveaux visionnaires
!
clamèrent-ils en chœur.
Les filles du club de aïkido improvisèrent un service
d’ordre qui empêcha aussitôt de passer les voitures qui auraient pu troubler la
fête. Très vite, la grande avenue fut bloquée et le groupe de rock et ses fans avancèrent
librement.
La foule ne cessait de s’accroître. Il n’y avait pas tant de
distractions que cela, le soir, à Fontainebleau. Des badauds rejoignaient la
troupe et s’informaient de ce qui se passait.
Aucune pancarte. Aucune banderole à l’avant de la marche,
seulement des filles et des garçons qui se balançaient sur des solos de harpe
et de flûte.
La voix chaude et puissante de Julie scandait :
Nous sommes les nouveaux inventeurs,
Nous sommes les nouveaux visionnaires
!
Elle était leur reine et leur idole, leur sirène
enchanteresse et leur Pasionaria. Mieux encore, elle les mettait en transe.
Elle était leur chaman.
Julie s’enivrait de sa popularité, elle s’enivrait de la
foule qui l’entourait et la portait en avant. Jamais elle ne s’était sentie
aussi « peu seule ».
Un premier cordon de policiers surgit tout à coup devant eux
et les filles des premiers rangs s’avancèrent et imaginèrent une stratégie
étrange : elles les couvrirent de baisers.
Comment donner des coups de matraque dans ces
conditions ? Le cordon des défenseurs de l’ordre établi se dispersa. Plus
loin, un car de police s’approcha mais renonça à intervenir devant l’ampleur
que prenait l’événement.