Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) (34 page)

Marc enfouit le téléphone portable dans sa veste et sortit les feuilles de papier arrachées du journal de Grand-Duc de la poche de son jean. Le verso de la dernière feuille était vierge. Marc attrapa un stylo dans son sac et nota, nerveusement, en lettres majuscules :

 

OÙ EST LYLIE ?

 

Puis, en dessous, d’une petite écriture serrée :

 

Dans un hôpital ? Voyage sans retour ?

 

Il souligna les trois derniers mots et aligna trois points d’interrogation :

 

Suicide ?

Meurtre ?

Vengeance ?

 

Sans analyser pourquoi, Marc souligna le mot « vengeance ». Il continua à écrire :

 

QUI A TUÉ CRÉDULE GRAND-DUC ?

 

Puis, en minuscules :

 

Malvina de Carville

 

Marc suça de longues secondes son stylo, puis ajouta un point d’interrogation derrière « 
Malvina
 ». Le Corail vibrait, mais Marc avait l’habitude de travailler dans le train ou dans le métro. Il parvenait à se relire, c’était l’essentiel.

Il écrivit la suite, fébrilement :

 

Pourquoi Grand-Duc ne s’est-il pas tiré une balle dans la tête, il y a trois jours ?

Qu’a-t-il découvert, ce soir-là, juste avant minuit ?

Qu’a-t-il découvert de nouveau ?

Au point qu’on le tue pour cela ?

 

L’ACCIDENT DE MON GRAND-PÈRE.

QUEL EST LE DÉTAIL MANQUANT ?

 

Le stylo glissa. Les lignes d’écriture de Marc ressemblaient aux vagues d’une mer démontée.

 

Fouiller ma chambre, à Dieppe. Prendre le temps. Me souvenir
.

 

Marc relut son texte. Il s’amusa à compter les points d’interrogation. Douze au total ! Et il n’avait pas terminé. Il sentait dans la poche de sa veste le poids de l’enveloppe bleue que lui avait confiée Mathilde de Carville. Le stylo continua sa course :

 

TEST ADN. LA SOLUTION ?

 

Ouvrir l’enveloppe ?

 

Avancer dans la résolution du problème en profanant le secret ?

Non. Cela n’avancerait à rien. Marc savait ce que contenait l’enveloppe. Lylie n’était pas sa sœur. Lylie était la petite-fille de Mathilde de Carville. La sœur de cette folle de Malvina. Tout le confirmait. L’avancée de l’enquête de Grand-Duc… Jusqu’à la bague, le saphir clair, que portait Lylie. Ses sentiments aussi, depuis toujours…

 

PARLER À NICOLE

 

Marc ajouta un dernier point d’interrogation, pour faire bonne mesure. Quinze !

Le train arriverait à Dieppe à dix-huit heures vingt-quatre.

Il avait moins de trois heures à attendre, maintenant.

 

Le train s’arrêta à Mantes-la-Jolie. Un bon tiers des voyageurs descendit. Des places assises se libérèrent. Marc se leva et s’installa dans le compartiment du bas, côté vitre. Son entrejambe le faisait encore souffrir, mais moins maintenant qu’il était installé les jambes allongées. Malvina n’était plus dans les parages, c’était toujours ça de pris, même si rien ne pouvait lui certifier que cette dingue n’était pas montée dans le même train que lui. Elle s’était fondue dans la foule de la gare Saint-Lazare… Marc soupira. Il sortit le cahier de Grand-Duc et se replongea dans la lecture.

Journal de Crédule Grand-Duc

Le minuscule maillon d’or partit, méticuleusement protégé dans un petit sachet plastique, à Rosny-sous-Bois, dans le meilleur laboratoire scientifique criminel de France, tout comme d’ailleurs les mégots de cigarette et capsules de bière récupérés dans la cabane du mont Terrible. J’avais conservé quelques relations avec des flics. J’avais les moyens de payer, aussi. Il n’y avait rien d’illégal dans tout cela, ou pas vraiment. Juste une enquête parallèle pas tout à fait officielle, mais une enquête tout de même.

Les résultats tombèrent huit jours plus tard. La maille de deux millimètres trouvée dans la tombe de la cabane était bien en or. C’était la seule et unique certitude. Il était impossible de déterminer à partir d’un si petit échantillon si la maille provenait d’une gourmette de bébé, d’une chaînette, d’un bracelet, d’un pendentif… Ou même de la médaille d’un chien ! Impossible de savoir si le tout avait été forgé par Tournaire, place Vendôme, ou chez n’importe quel autre bijoutier d’une bourgade de province franc-comtoise.

La maille d’un bijou en or… Voilà qui compliquait encore l’affaire. Pourquoi cet échantillon avait-il été enterré dans cette tombe, sous ce petit mausolée de pierre ? Un échantillon de quoi ? Enterré par qui ?

Mystère sur toute la ligne !

Le cours de la gourmette, via les petites annonces, était monté à soixante-quinze mille francs. Une telle somme frisait le ridicule… surtout pour une gourmette à laquelle, dans l’idéal, il aurait manqué une maille. Une somme virtuelle, de toute façon. J’avais perdu depuis longtemps l’espoir qu’un quidam se manifeste.

Pourtant… Je l’ignorais alors, mais le fil de la ligne n’allait pas tarder à se tendre. Et il y aurait un poisson au bout. Un gros poisson. Enfin, « n’allait pas tarder »… Tout est relatif. Le poisson n’allait mordre que deux ans plus tard. Mais ne soyez pas trop impatients, j’y viendrai. Bientôt. Côté suspense, je crois que vous n’avez pas à vous plaindre : une année interminable pour moi se résume pour vous à quelques pages à lire.

 

Les échantillons de mégots et de divers débris recueillis dans la cabane du mont Terrible ne furent pas plus loquaces. Après sept ans, c’était à parier. Depuis le séjour de Georges Pelletier, en 1980, des générations de squatteurs ou d’amoureux du dimanche avaient dû se succéder dans la cabane…

On revenait au point de départ, je n’avais pas le choix, il me fallait retrouver Georges Pelletier. J’ai passé des nuits entières à me faire accepter par les paumés de Besançon. Besançon by night, cela peut faire sourire… Cela peut sembler presque folklorique, les poivrots d’une ville de province, une poignée de gars tout au plus, pas bien méchants, bien connus des services de police. Les pochetrons du coin. Presque sympas.

Ne vous y fiez pas ! Je peux vous dire que faire la cloche à Besançon impose le respect. Imaginez-vous vivre sous un carton, été comme hiver, dans la ville la plus froide de France ! Là-bas, pas de métro. Hall de gare fermé la nuit.

Je n’ai passé qu’une dizaine de jours avec eux, entre janvier et mars 1988, et j’ai cru que j’allais crever de froid. Je revenais gelé au petit matin et je passais trois heures en apnée dans un bain bouillant. Vous me croyez maintenant, je ne le volais pas, même après huit ans d’enquête, le pognon de la grand-mère Carville.

Tout ça pour quoi ? Je vous laisse juges.

Les ex-compagnons de rue et de came de Georges Pelletier, toute la fine fleur de la société nocturne bisontine, me confirmèrent que Georges Pelletier était réapparu après le 23 décembre 1980. Bien vivant, descendu de sa montagne, pas plus écrasé que cela par un Airbus qu’il aurait pris sur le coin de la gueule. Pas de gourmette non plus autour du poignet. Toujours aussi silencieux. Il est resté six mois sur Besançon et a recommencé ses conneries. Trafic de drogue. Fauche. Puis il a foutu le camp sur Paris avant que les flics ne le coincent. Ou son frère Augustin. D’après ses potes de trottoir, Georges craignait moins les keufs que les leçons de morale du frangin.

J’ajouterai juste un détail, un dernier. Georges Pelletier n’était pas redescendu de la montagne avec son chien. Un bon point… Mais Augustin se trompait, son chien n’était pas un petit gabarit. C’était un malinois. Un mâle. Version XXL, d’après ses potes. Impossible à caser dans la tombe de la cabane. A moins de le découper en morceaux, mais pourquoi découper son chien en morceaux ? Pourquoi ne pas creuser un trou plus grand ? Un putain de mystère de plus autour de cette foutue tombe !

 

Vous vous en doutez, je n’abdiquai pas. Il ne me restait plus qu’à retrouver la trace de Georges dans la jungle des dingues et des paumés du Grand Paris. Nazim avait dû s’y coller, lui aussi. Trois nouveaux mois d’enquête, à plein temps. Petites annonces. Lobbying en tout genre auprès des flics, des services sociaux des mairies, des foyers. Retape dans la rue, la nuit, avec la lampe de poche braquée sur la photo de Georges, tout sourire devant le sapin de Noël, chez Augustin. La photo la plus récente que le frangin ait dénichée…

Du boulot de pro. Méticuleux. Pas à pas. Les bas-fonds, un métier de privé, comme je l’aimais, finalement. Mathilde de Carville avait raison. Pour trouver la solution, il fallait du temps et de l’argent. Les deux. Je vous passe les détails. Avec Nazim, on a fini par remonter la piste de Georges Pelletier jusqu’à un nommé Pedro Ramos. J’ai rencontré ce Pedro Ramos en juin 1989, à la foire du Trône, devant le Tagada. Oui, vous avez bien lu, devant le Tagada !

— Georges a bossé pour moi deux saisons, expliqua Pedro, tout en surveillant d’un regard en coin son manège.

Des adolescents et adolescentes hystériques payaient cinq francs la place pour se faire tanner la peau des fesses pendant deux minutes trente sur un plateau tournant. Le Tagada était une version collective des balançoires tape-cul des squares.

— Je lui ai pas demandé son CV, expliqua Pedro d’un sourire entendu. J’ai compris qu’il voulait prendre le large. Il était pas fainéant. Du moment qu’il était clean quand il venait bosser. Le reste, je m’en foutais.

— Vous l’avez vu quand, la dernière fois ? ai-je demandé.

Pedro ne prit même pas le temps de réfléchir. Il fit juste signe de s’activer, d’un geste de la main, à une gamine de rose vêtue qui tenait la caisse. Sa tête changeait de couleur au gré des néons.

— Automne 1983. Mi-novembre, exactement. Après la foire Saint-Romain, la dernière foire de la saison, sur les quais de Rouen. On a tout remballé, mis en hivernage et basta. A la saison prochaine. Pelletier savait où me trouver. Il ne s’est jamais pointé, la saison d’après. Je l’ai pas pleuré. Ni cherché. C’est fréquent, chez nous, les saisonniers. Déjà, deux saisons, c’est beau. Il n’est pas revenu, ni l’année suivante ni jamais par la suite.

L’impasse…

J’ai continué à questionner un peu Pedro Ramos, pour la forme. Je n’ai rien pu lui tirer d’autre. La piste s’arrêtait sur les quais de Rouen. Pas si loin de Dieppe, à y réfléchir, pas si loin des Vitral…

Quel rapport ? Aucun, sans doute.

Les mois qui ont suivi, j’ai changé de registre. J’ai fait les foires. Les Tagada et les autres conneries !

Ça, Nazim aimait bien, plus que les bas-fonds… Parfois, il y allait avec sa petite Ayla, le week-end.
Open foire
… C’est la mère Carville qui remboursait le grand huit, les trains fantômes et les pommes d’amour. Ça nous a pris un putain de temps avant d’avoir du neuf. Des années…

De temps en temps, pour me changer les idées, je retournais à Dieppe.

38

2 octobre 1998, 16 h 19

— Je te dis que c’est un mariage !

Les petites mains de Judith s’agrippaient au grillage de la cour de l’école maternelle.

— Mais non, patate ! C’est pas un mariage ! Tu vois bien qu’ils sont tous en noir. C’est quelqu’un qu’est mort…

Le cortège s’éloignait lentement dans la rue. Judith ne croyait pas trop à ce que lui racontait sa copine Sarah. Sarah racontait toujours des histoires pour se rendre intéressante. Quand les gens se promenaient bien habillés dans la rue, en rangs comme pour aller à la cantine, quand ils sortaient de l’église, quand les cloches sonnaient… C’était cela un mariage, elle savait bien. Elle en avait déjà fait plein. Deux au moins, plus tous ceux quand elle était trop petite pour s’en souvenir.

— Je te crois pas, Sarah !

Sarah secoua le grillage d’énervement.

— C’est quelqu’un qu’est mort, je te dis ! Ils vont aller le mettre dans un trou. Ils ont fait pareil avec ma grand-mère…

— Je te crois pas !

— D’accord. Alors, elle est où ta mariée ?

— On l’a ratée, elle est déjà passée, c’est tout !

— Tu parles ! On est vendredi, d’abord ! On se marie pas un jour d’école. Mais quand on est mort, c’est pas pareil, on peut pas choisir le jour.

Judith devait bien reconnaître que sa copine avait raison. En plus, elle insistait :

— Et puis, à un mariage, les gens sont pas aussi vieux. Tu vois bien, là ils sont tous vieux.

— Non, pas tous !

— Si…

— Non ! Regarde. Là. Madame ! Madame !

 

Lylie sortit brusquement de sa torpeur.

Elle découvrit avec surprise deux adorables petites filles de cinq ans, emmitouflées dans des manteaux de laine de couleurs vives et les cheveux cachés sous deux bonnets péruviens.

— Madame, madame, c’est un mariage ou c’est un mort ?

Lylie sourit malgré elle. Elle trouvait bouleversant le contraste entre les cris joyeux de la cour d’école et le silence du cortège funèbre de cet enterrement anonyme. Lylie s’accroupit pour se retrouver à la hauteur des fillettes.

— C’est un enterrement, répondit-elle d’une voix douce.

— Ah, tu vois ! triompha Sarah.

Judith grimaça. Trois autres gamines vinrent se scotcher au grillage. Sur le trottoir, Lylie devenait l’attraction de la classe, comme un poney derrière un barbelé.

— C’était qui, la morte ? continua Sarah.

— Je ne la connaissais pas, fit Lylie. Je ne fais que passer. Je ne suis pas de la famille. Je viens du grand bâtiment blanc, juste en face. Il faut que j’y retourne, d’ailleurs.

— Si tu la connaissais pas, pourquoi t’es triste, alors ? insista Judith.

Lylie ne put masquer sa surprise. Elle se rapprocha encore de la petite fille. De minuscules taches de rousseur perlaient sur ses joues rouges.

— Qu’est-ce qui te fait dire que je suis triste ?

— Ben, t’as les yeux tout rouges. Et faut être super triste pour préférer suivre une morte que tu ne connais pas plutôt que d’aller, je sais pas, rentrer dans des magasins, jouer dans un parc, regarder un film…

Quinze paires d’yeux, à peine visibles entre bonnets, cagoules et écharpes, scrutaient désormais Lylie.

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