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Authors: Joël Dicker

Le livre des Baltimore (7 page)

 

C'est un an après cet épisode qu'Hillel rencontra Woody. Il avait désormais neuf ans, c'était toujours un enfant très maigre et très petit, et toujours le souffre-douleur de ses camarades d'école, qui l'appelaient Crevette. Il se faisait tellement embêter par tous les autres enfants qu'en deux ans il avait été changé trois fois d'école. Mais chaque fois, il était aussi malheureux dans son nouvel établissement que dans les précédents. Lui ne rêvait que d'une vie normale, d'avoir des copains dans le quartier et une existence similaire à celle des autres enfants de son âge. Il avait une passion absolue : le basket-ball. Il adorait ça. Le week-end, parfois, il téléphonait à des camarades de classe. « Allô? C'est Hillel... Hillel. Hillel Goldman. » Il répétait son nom jusqu'au moment où pour finir il disait: « C'est Crevette... » Et l'autre, au bout du fil, parfois sans mauvaise intention, finissait par comprendre. « Je voulais savoir si t'allais au terrain de sport cet après-midi. » Au bout du fil, on lui répondait que non, pas du tout. Mais Hillel savait qu'on lui mentait. Il raccrochait poliment, et une heure plus tard, il disait à ses parents : « Je sors jouer au basket-ball avec mes copains. » Il enfourchait son vélo et il partait pour la journée. Il allait sur le terrain de sport où ses copains, qui ne devaient pas y être, y étaient évidemment. Il ne leur reprochait rien, il s'asseyait sur le banc et il espérait qu'on le laisserait participer. Mais personne ne voulait de Crevette dans son équipe. Il rentrait à la maison, triste, s'efforçant malgré tout de faire bonne figure. Il ne voulait pas que ses parents se fassent du souci pour lui. Ils passaient à table, il avait son maillot de Michael Jordan sur le dos, duquel sortaient deux bras comme des brindilles.

— T'as un peu joué aujourd'hui? demandait Oncle Saul. Il haussait les épaules.

— Bof. Les autres disent que je suis pas fort.

— Je suis sûr que tu te débrouilles comme un champion.

— Non, c'est vrai que je suis assez nul. Mais si personne ne me donne ma chance, comment tu veux que je m'améliore?

Il était difficile pour mon oncle et ma tante de trouver un juste milieu entre le surprotéger et lui laisser faire l'expérience de ce monde difficile. Ils optèrent finalement pour une école privée très réputée, Oak Tree, toute proche de chez eux.

L'école leur plut tout de suite. Ils furent reçus par le principal, Monsieur Hennings, qui leur fit visiter les bâtiments en expliquant combien son établissement était exceptionnel : « L'école d'Oak Tree est l'une des meilleures du pays. Cours de première qualité, donnés par des professeurs recrutés aux quatre coins de la nation et programmes adaptés. » L'école encourageait la créativité : elle comptait des ateliers de peinture, de musique, de poterie et s'enorgueillissait de la parution d'un journal hebdomadaire intégralement rédigé par les élèves au sein d'un bureau de rédaction dernier cri. Puis le principal Hennings acheva de convaincre Oncle Saul et Tante Anita en entonnant les premières notes de sa symphonie miraculeuse pour parents désespérés : « Enfants heureux, motivation, orientation, responsabilisation, réputation, qualité, le corps et l'esprit, sports en tous genres, terreau pour champions d'équitation. »

 

J'ignore comment Hillel réussit l'exploit de se mettre à dos tous ses camarades de l'école d'Oak Tree en l'espace de quelques jours seulement. Fort de cette prouesse, il parvint ensuite à s'aliéner une bonne partie du corps enseignant en relevant des coquilles dans les livres d'exercices, en reprenant un professeur sur sa prononciation d'un mot latin, puis en posant des questions qui furent considérées comme n'étant pas de son âge.

— Tu apprendras ça en troisième, lui dit le professeur.

— Et pourquoi pas maintenant, puisque je vous pose la question?

— Parce que c'est comme ça. C'est pas dans le programme, et le programme, c'est le programme.

— Peut-être que votre programme n'est pas adapté à votre classe.

— Peut-être que c'est toi qui n'es pas adapté à ta classe, Hillel.

Dans les couloirs de l'école, on ne pouvait que le remarquer. Il s'habillait avec une chemise à carreaux boutonnée jusqu'au cou pour cacher le maillot de basket-ball qu'il portait toujours en dessous, dans l'espoir de réaliser un jour son rêve : défaire ses boutons, apparaître en athlète invincible et marquer des paniers sous les vivats des autres élèves. Son sac à dos était lourd des livres qu'il empruntait à la bibliothèque municipale et il ne se séparait jamais de son ballon de basket-ball.

Il ne fallut pas plus d'une semaine à Oak Tree pour que sa vie quotidienne devienne un enfer. Il fut rapidement pris en grippe par la terreur de sa classe, un obèse court sur pattes prénommé Vincent, mais que ses camarades surnommaient Porc.

Il serait difficile de dire qui débuta les hostilités. Car il faut préciser d'emblée que Porc, ne serait-ce que par son sobriquet, était la cible de moqueries de la part des autres enfants. Dans le préau, tous lui criaient en se bouchant le nez: « Si ça pue le caca, c'est parce que Porc est là ! » Porc se jetait sur eux pour les tabasser, mais tous fuyaient comme un troupeau de zébus effrayés dont le membre le plus faible, Hillel, finissait par se faire rattraper et payait pour les autres. En général, Porc se contentait de lui tordre le bras, de peur de se faire surprendre par un enseignant, et lui disait: « A tout à l'heure, Crevette. Fais-toi beau, ça va être ta fête ! » Après les cours, Porc se précipitait sur le terrain de basket à proximité de l'école, où Hillel allait tirer des paniers, et l'y tabassait joyeusement, tandis que tous les élèves de la classe venaient assister au spectacle. Porc l'attrapait au collet, le traînait par terre et le giflait, encouragé par des salves d'applaudissements.

À force de toujours attraper Hillel, Porc se mit à le martyriser systématiquement. Dès son arrivée à l'école, il le harponnait et ne le lâchait plus. Et les autres élèves le considérèrent alors comme un paria. Après seulement trois semaines, Hillel supplia sa mère de ne plus l'envoyer à Oak Tree, mais Tante Anita lui demanda de faire un effort. « Hillel, mon chéri, on ne peut pas te changer sans cesse d'école. Si cela continue ainsi et si tu es incapable de t'adapter à un milieu scolaire, il faudra t'envoyer dans une école spécialisée... » Elle le disait avec beaucoup de tendresse et une pointe de fatalisme. Hillel, qui ne voulait ni faire de peine à sa mère ni surtout finir dans une école spécialisée, dut se résoudre aux raclées quotidiennes d'après les cours.

Je sais que Tante Anita l'emmenait faire les magasins et essayait de s'inspirer des garçons de son âge qu'elle connaissait pour le pousser à s'habiller de façon plus conventionnelle. En le déposant à l'école le matin, elle le suppliait : « Ne te fais pas remarquer, d'accord? et fais-toi des amis. » Elle ajoutait des brioches à son goûter pour qu'il puisse en donner à ses camarades et se faire aimer. Il lui disait : « Tu sais, Maman, on n'achète pas ses amis avec des brioches. » Elle le regardait avec un air un peu désarmé. À la pause, Porc lui vidait son sac par terre, ramassait les brioches et les lui fourrait toutes de force dans la bouche. Le soir, Tante Anita demandait : « Tes amis ont aimé les brioches? — Beaucoup, M'an. » Le lendemain, elle en remettait davantage sans savoir qu'elle condamnait son fils à des prouesses d'élasticité buccale. Le spectacle des brioches connut rapidement un triomphe phénoménal : les élèves se réunissaient autour d'Hillel dans la cour de récréation pour voir Porc lui enfoncer la demi-douzaine de petits pains jusqu'au fond de la gorge. Et tous criaient : « Bouffe ! Bouffe ! Bouffe ! Bouffe ! » Le professeur, alerté par le brouhaha, finit par donner un mauvais point à Hillel et nota dans son carnet d'évaluation
« A le sens du spectacle, mais pas celui du partage ».

Tante Anita fit part de ses inquiétudes au pédiatre qui suivait Hillel.

— Docteur, il dit qu'il n'aime pas l'école. Il dort mal la nuit, il mange peu. Je sens bien qu'il n'est pas heureux. Le médecin se tourna vers Hillel :

— Est-ce que ce que ta maman dit est vrai, Hillel?

— Oui, docteur.

— Pourquoi n'aimes-tu pas l'école?

— Ce n'est pas l'école, c'est plutôt les autres enfants. Tante Anita soupira :

— C'est toujours pareil, docteur. Il dit que ce sont les autres enfants. Mais nous l'avons déjà changé plusieurs fois d'école...

— Tu as compris que si tu ne fais pas un effort pour t'intégrer, tu iras dans une école spécialisée, Hillel?

— Pas une
école spéciale...
Je ne veux pas.

— Pourquoi?

— Je veux aller à l'école normale.

— Alors la balle est dans ton camp, Hillel.

— Je le sais, docteur, je le sais.

Porc le cognait, le volait, l'humiliait. Il lui faisait boire des bouteilles remplies de liquide jaunâtre, lui faisait lamper des flaques d'eau croupie, lui tartinait le visage avec de la boue. Il le soulevait comme s'il était une brindille, le secouait comme des maracas, il lui criait : « T'es qu'une crevette, une merde de chien, une face de con ! » et lorsqu'il était à court de vocabulaire, il lui flanquait des coups de poing dans le ventre qui lui coupaient la respiration. Hillel était d'une maigreur effrayante et Porc le faisait voler en l'air comme un avion en papier, le frappait à coups de cartable, lui cabossait la tête, lui tordait les bras dans tous les sens et lui disait finalement: « J'arrête seulement si tu lèches mes chaussures. » Et pour qu'il cesse, Hillel obéissait. Devant tout le monde, il se mettait à quatre pattes et il léchait les semelles de Porc, qui lui assénait au passage quelques coups de pied au visage. Une moitié des autres élèves riaient et l'autre moitié, dans un mouvement de fièvre populaire, se précipitaient sur lui et le tabassaient à leur tour. Ils lui sautaient dessus, écrasaient ses mains, lui tiraient les cheveux. Tous n'y trouvaient qu'un but : leur propre salut. Tant que Porc serait occupé avec Hillel, il ne s'en prendrait pas à eux.

Le spectacle terminé, tous s'en allaient. « Si tu caftes, on te bute ! » éructait Porc en le gratifiant d'un dernier crachat dans les yeux. « Ouais, on te bute ! » répétait le chœur des suiveurs. Hillel restait par terre, comme un scarabée qu'on aurait mis sur sa carapace, puis, l'agitation dissipée, il se relevait, attrapait son ballon, et pouvait enfin accéder au terrain de basket désert. Il tirait des paniers, jouait des matchs imaginaires, et rentrait chez lui pour l'heure du dîner. Lorsque Tante Anita découvrait sa silhouette déglinguée et ses vêtements déchirés, elle s'écriait épouvantée : « Hillel, mon Dieu, que s'est-il passé? » Et lui d'un sourire éclatant, masquant sa peine pour ne pas en faire à sa mère, répondait: « Oh rien, on a juste fait un match du tonnerre, M'an. »

 

À une vingtaine de miles de là, dans les quartiers Est de Baltimore, Woody était le pensionnaire d'un foyer pour enfants difficiles dont le directeur, Artie Crawford, était un ami de longue date d'Oncle Saul et Tante Anita. Ils y étaient des bénévoles actifs : Tante Anita organisait des consultations médicales gratuites, tandis qu'Oncle Saul avait mis sur pied une permanence juridique pour aider les pensionnaires et leurs familles dans leurs démarches administratives et procédures diverses.

Woody avait le même âge que nous, mais il était l'exact opposé d'Hillel : il était physiquement beaucoup plus mûr et développé, et paraissait nettement plus vieux. Loin de la douceur d'Oak Park, les quartiers Est de Baltimore étaient rongés par une criminalité explosive, le trafic de drogue et la violence. Le foyer avait de la peine à assurer la scolarisation des enfants, qui se laissaient dévorer par leurs mauvaises fréquentations et pour qui l'appel de la reconstruction d'une cellule familiale manquante autour d'un gang était grand. Woody était de ceux-là : un enfant bagarreur mais pas mauvais, facilement influençable et sous l'emprise d'un garçon plus âgé que lui, Devon, tatoué, vendeur de drogue occasionnel et qui ne se séparait jamais d'un pistolet rangé dans son caleçon et qu'il aimait exhiber à l'abri d'une ruelle.

Oncle Saul connaissait Woody pour avoir dû intervenir à plusieurs reprises pour lui. C'était un enfant adorable et poli, mais comme il passait son temps à se battre, il finissait régulièrement par se faire ramasser par une patrouille. Oncle Saul l'aimait bien parce qu'il se battait toujours pour une cause noble : une mamie qu'on avait insultée, un ami dans le pétrin, l'un de ses camarades de foyer plus petit qu'on rackettait ou qu'on bousculait, et le voilà qui allait rendre la justice avec ses poings. Chaque fois qu'il avait dû intervenir en sa faveur, Oncle Saul était parvenu à convaincre les policiers de relâcher Woody sans entamer une procédure. Jusqu'au soir où Artie Crawford, le directeur du foyer, lui téléphona relativement tard pour l'informer que Woody avait de nouveau des ennuis et que, cette fois-ci, c'était très grave : il avait frappé un policier.

Oncle Saul se rendit immédiatement au commissariat d'Eastern Avenue, où était détenu Woody. En route, il prit même la peine de déranger l'adjoint du chef de la police, qu'il connaissait bien, pour préparer le terrain : il aurait peut-être besoin d'un coup de main de tout en haut pour empêcher un juge zélé de mettre la main sur le dossier. En arrivant au commissariat, il trouva Woody non pas dans une cellule ou menotté sur un banc, mais confortablement installé dans une salle d'interrogatoire en train de lire une bande dessinée et de boire un chocolat chaud.

— Woody, est-ce que tout va bien? lui demanda Oncle Saul en entrant dans la pièce.

— Bonsoir, Monsieur Goldman, répondit le garçon. Je regrette que vous vous soyez dérangé pour moi. Tout va bien, les policiers sont drôlement gentils.

Il n'avait même pas dix ans et pourtant il avait la carrure d'un garçon de treize ou quatorze. Les muscles déjà saillants et des hématomes virils sur le visage. Et voilà qu'il avait fait fondre le cœur des flics du quartier, qui lui préparaient de bons petits chocolats chauds.

— C'est comme ça que tu les remercies? répliqua Oncle Saul, légèrement agacé. En leur donnant des coups de poing dans la gueule? Woody, enfin, qu'est-ce qui t'a pris? Frapper un policier? Tu sais ce que ça coûte?

— Je ne savais pas que c'était un policier, Monsieur Goldman. Je le jure. Il était en civil.

Woody raconta avoir été mêlé à une bagarre : alors qu'il était en train de dégommer trois types de deux fois son âge, un policier en civil était intervenu pour les séparer et, dans la foulée, il avait reçu un coup de poing qui l'avait envoyé au tapis.

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