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Authors: Dana Spiotta

Tags: #Literary, #General, #Fiction, #Political

Eat the Document (10 page)

Comment pouvait-on se revendiquer hors sujet ?

Il détourna les yeux le premier, et elle se rendit compte qu’elle aimait vraiment, vraiment beaucoup, Nash.

VESPÉRALE
 

HENRY ÉTAIT ASSIS
sur le canapé de son salon. Télé éteinte, lumières éteintes. Il était assis dans la semi-obscurité, incapable de l’arrêter. Submergé.

Il porte un uniforme. Ils sont trois à bord d’un avion. Le ciel est beau, du bleu-vert des petits matins. En bas, l’eau est presque de la même couleur. Seule la jungle est différente. D’un vert charnu, le jaune-vert pâle du ventre des serpents et des jeunes feuilles.

Henry était assis sur le canapé, dans son salon. Il ne dormait pas — ses yeux étaient ouverts. Il transpirait, se tordait les mains, enfonçant ses ongles dans ses paumes.

C’est un C-123 Provider vert camouflage. Henry ne se trouve pas dans le cockpit. Il se voit, lui l’opérateur de l’aérosol, à côté des portes du bombardier, en train de manipuler et de vérifier les gigantesques barils marqués de peinture orange, blanche et bleue. Ils sont alignés par quatre, solidement fixés ; à travers la trappe dans le plancher de l’avion, Henry voit le jet de l’aérosol blanc laisser une traînée derrière eux. Ils volent très bas. Frôlent les rizières et les villages. Objectif : saturation totale du feuillage. Mais il n’y a que du feuillage, putain, pas vrai ? C’est une jungle. Un peu de liquide l’éclabousse quand il ajuste les tonneaux. Il entend les batteries antiaériennes au-dessous de lui. Ils volent tellement bas que les balles semblent rebondir sur le sol. L’une d’elles perce un bidon et le défoliant se déverse sur son bras et sa poitrine. L’avion remonte en flèche, gagnant de l’altitude à une vitesse étourdissante. Henry s’éloigne de la trappe pour aller vers l’intérieur de l’appareil.

L’odeur n’est pas celle de la décomposition, mais de la disparition, de la désintégration. Un rangement invisible. Mais ce n’est pas ainsi que ça fonctionne, le produit ne ronge pas comme l’acide. Il s’immisce dans le métabolisme des choses et les stimule à l’excès jusqu’à ce qu’elles meurent. Il accélère démesurément la croissance jusqu’à ce que l’organisme se décompose.
Herbicide,
songe Henry, est un terme plus approprié que
défoliant,
mais ni l’un ni l’autre n’évoque l’insinuation sans fin de cette chose, son siège. Henry inspire le jet froid — lourd, huileux, métallique. Presque inodore, il s’accroche pourtant à vous, il s’insinue entre vous et votre transpiration puis pénètre votre peau.

Plus tard, Henry se lavera le visage et les mains. Se mouchera. La chose est dans ses cheveux, sa gorge, ses yeux. Il a la gorge irritée en permanence ; il se frotte les yeux — ils piquent, mais ne pleurent pas. Ce ne sont pas des larmes, mais le produit lui-même qui enfle juste sous ses paupières. Toute la nuit, Henry fait l’inventaire de ses invasions : une sensation poisseuse à présent, entre les jambes, sous les bras, après s’être douché. Tandis que la température monte pendant la nuit, il se rend compte que le produit lui sort des pores, fait désormais partie de son corps. L’habite, se diffuse dans ses poumons, ses cellules, son avenir, l’utérus de sa femme, à des milliers de kilomètres de là. La chose a sa vie propre, même tronquée, son héritage génétique. Elle apparaîtra dans le futur nouveau-né. Elle possède des cellules dormantes qui se cachent pendant quinze ans jusqu’au jour où soudain, sans prévenir, tu as son goût dans la bouche, une nappe d’huile dans ta salive.

Henry voit l’avion de l’extérieur, comme dans un film. Il survole toute l’étendue plate de la péninsule de Cà Mau. L’espace d’un instant, il y a un plan d’ensemble. Mais le voilà qui tombe, il suit la chute du jet comme s’il le chevauchait et le voit tomber sur des forêts de mangrove et de jacquiers, des rizières et des réservoirs d’eau de pluie. Il voit les gens lever les yeux, ahuris, debout sous les arbres. Il les voit manger et boire le produit qui recouvre tout sur son passage. Très gros plans saccadés à présent. Il déteste ça, mais il s’approche tellement qu’il voit des visages, des bouches. Il entend respirer. Il sent l’odeur de leur peau humide.

Dans ces cas-là, ça peut vraiment mal tourner.

Henry repousse cette pensée. En vérité, il parvient parfois à se forcer à revenir. Sa gorge se contracte, il a l’impression de tomber, comme quand on se réveille trop vite d’un rêve et qu’on sursaute dans son lit.

Il cligne des yeux et voit de nouveau l’intérieur de l’avion. Appuyé contre la paroi extérieure du cockpit, il reprend son souffle.

Il était allongé sur son canapé, se couvrait la tête, mais ça ne le lâchait pas.

Levant les yeux, il entend des coups de feu, une succession rapide, automatique, qui ricochent. Le pilote, visage jeune, souriant, se tourne vers lui, mais, tandis que Henry l’observe, des plaies rouges et enflées surgissent sur ses joues et sa bouche. Encore cette substance qui essaie de sortir. Henry détourne le regard. Il aperçoit le panneau rédigé à la main en lettres blanches sur l’habitacle, surmonté d’un dessin de Smokey Bear
2
avec son fameux chapeau. On peut lire :

Vous seuls pouvez préserver les forêts
 

Quand cela cessait enfin, une sueur froide lui recouvrait le corps. Son visage et ses bras se couvraient d’urticaire et de lacérations.

*
 

Liste non exhaustive des symptômes de Henry :

 

acné, ou chloracné (mûre, itinérante)

hyper-vigilance

insomnies (constantes, chroniques)

dépression (sous-jacente, avec de sévères crises occasionnelles)

tendances suicidaires (voir ci-dessus, crises)

hallucinations/pensées intrusives/terreurs nocturnes

sentiment d’impuissance : à long terme, incurable, accablant

honte

désespoir

JOURNAL DE JASON
 

VOUS-ÊTES VOUS
déjà demandé à quoi ressemblerait votre corps à quarante ans si vous n’aviez jamais fait de sport, pas même une fois ? Gage, mon voisin, a répondu à toutes les questions que je pouvais me poser à ce sujet. Récemment, il est revenu vivre chez ses parents. Sans rire. Apparemment, c’est la grande mode chez les losers, ces derniers temps. Je qualifierais volontiers Gage — à l’apogée de sa gloire déliquescente — de pote. Lorsque je l’ai remarqué pour la première fois, il déchargeait en soufflant son barda sur la pelouse parentale, par un bel après-midi d’été. Il s’était replié sur le front familial pour des raisons encore inconnues. Mais l’important dans tout ça, c’est qu’il est arrivé avec je ne sais combien de caisses de 33 tours. Ce que je n’ai pas manqué de remarquer.

Mes amis — le peu que j’ai — sont le genre de mecs prêts à s’empoigner pour savoir si la rare version 45 tours commercialisée par le label Radio Corporation of America de la chanson “Eight Miles High” est meilleure que celle qui figure sur l’album
Fifth Dimension
des Byrds. Ce n’est pas le cas, mais c’est cool de se poser la question parce que ça prouve que tu sais qu’il y a deux versions, et que tu connais bien les deux. Et il est encore plus cool de soutenir que l’album — objet banal, réédité — est bien celui qui jouit de la meilleure version, et pas le 45 tours rare, difficile à dénicher. (Ce qui est vrai, en dépit du fait, peut-être sans conséquence, que la version vinyle est en réalité bien supérieure.) Dans ces milieux-là, il est paradoxal et très raffiné de soutenir que, le must, c’est l’objet banal et populaire. Seul un néophyte ou un véritable expert pourrait affirmer une chose pareille. Ça y est, vous voyez à peu près à quoi ressemblent mes potes ? J’ai tout de suite compris que Gage était l’un des nôtres. Ou plutôt, devrais-je dire, étant donné sa supériorité en termes d’années, que nous étions l’un des siens. Nous qui vivons pour les bonus, les versions parallèles, les rééditions, les démos, les albums piratés. Les reprises. Les obscures rééditions européennes ou japonaises en vinyles de cent quatre-vingts grammes. Ou les éditions originales, dans l’emballage d’origine. L’authenticité. Nous aimons l’histoire cachée, les secrets. Nous avons sans cesse l’impression qu’on nous refuse l’accès aux trucs les meilleurs, les plus cool. Autrement dit, il n’y a jamais assez d’informations. Toujours plus de choses à acquérir. Un nouvel original encore inconnu, une piste qu’on n’avait pas remarquée au bout d’un long silence sur une matrice. Dans un coffre-fort, dans un sous-sol. Passé inaperçu !

Gage avait des milliers d’albums protégés par des pochettes en plastique. D’innombrables boîtes de CD et des piles et des piles de 45 tours. Je l’ai regardé décharger le tout sur la pelouse. Il portait un jean et un T-shirt noirs, ce qui ne dissimulait pas sa brioche, malgré les vertus amincissantes qu’on attribue à cette couleur. Mais, comme nous le savons tous, le noir et surtout le noir intégral, est très rock’n’roll, très rebelle. Profondément subversif. Alors fais gaffe, OK ? Je me rappelle l’avoir observé tandis qu’assis, une bière à la main, il se reposait entre la camionnette qu’il déchargeait et sa chambre chez ses parents. Apparemment, monter l’escalier genre deux fois l’avait essoufflé. Je le regardais depuis notre cour, et, très probablement, je voyais mon avenir. À quinze ans, j’ai déjà un début inquiétant de future brioche. Bien que, à l’heure qu’il est, la mienne tienne davantage du boudin que de la brioche, je voyais néanmoins ce qui m’attendait.

Malgré le dégoût immense que m’inspirait une telle pensée, j’avais tellement besoin de parcourir la collection de Gage, que j’allai le rejoindre pour me présenter. Nous nous étions déjà vus au cours des cinq années précédentes, lorsqu’il rendait visite à ses parents, mais nous ne nous connaissions pas officiellement.

Sur le haut de sa pile de vinyles, je vis l’un des meilleurs albums “perdus” de tous les temps :
Oar,
de Skip Pence, le guitariste schizophrène du groupe Moby Grape. Il avait enregistré
Oar
(un album d’une beauté douloureuse, ardemment orphique, d’ailleurs) à vingt-deux ans, puis, bien sûr, comme tout génie du rock’n’roll digne de ce nom, avait passé les trente années suivantes à migrer d’un hôpital psychiatrique à l’autre, sans qu’on entende plus jamais parler de lui. J’ai tout de suite vu qu’il ne s’agissait pas là d’une réédition, mais d’un original. Je résistai à la tentation de faire un commentaire, de le prendre entre mes mains, de le caresser sous sa gaine de protection en plastique. Était-ce un dépliant ? Qu’y avait-il sur la face intérieure de la pochette ? Y avait-il un message crypté gravé dans le sillon extérieur ? Tout cela viendrait en temps voulu. Je ne voulais pas flatter Gage trop vite. Je l’ai joué cool, même si je bandais presque à l’idée de toutes les possibilités cachées derrière cet album de Skip Pence. C’est merveilleux de nourrir autant d’intérêt pour quelque chose d’aussi tangible, réel. Merveilleux de tirer une telle joie de quelque chose qui est à sa portée, d’un univers spécifique, configuré et circonscrit. Bref.

Gage se mit à justifier son retour provisoire dans la banlieue cossue, la saga de la progéniture déchue qui revient chez maman et beau-papa. Il esquissa un haussement d’épaules ironique en prononçant le mot
banlieue
 ; et nous ricanâmes de concert à cette idée, mais de qui nous moquions-nous ? Si nous existons, c’est grâce à elle. La banlieue résidentielle, c’est le paradis des freaks, un monde de pièces vacantes à l’étage et de longs après-midi oisifs qui s’écoulent sans interférence. Un lieu où tu peux écouter tes 33 tours des heures entières. Tu peux vivre dans ta chambre, ta propre parcelle d’univers, sans loyer à payer, et créer un monde de plaisir et d’intérêt uniquement centré sur toi-même, ton esthétique et ta logique personnelles. La banlieue, c’est l’endroit où tu peux jouir de ton individualité, si rance et absconse puisse être cette dernière : les énormes villas en lotissements et les garages trois places peuvent abriter d’infinies excentricités. Dans ta chambre, à l’abri des oreilles indiscrètes. Avec quelquefois un sous-sol entièrement meublé — pardon, un étage inférieur — destiné aux télés, aux chaînes hi-fi et aux tables de ping-pong ; aux jeux vidéo, aux ordinateurs et aux disques optiques numériques. Tu peux pirater des CD et télécharger de la musique, classer et graver, acheter et échanger, le tout le cul sur une chaise dans la salle de jeux. La salle de jeux : des pièces entières consacrées aux loisirs, à l’amusement et au divertissement. Là on trouve espace et temps, confort et bien-être. Il suffit de me regarder. De regarder Gage.

Après les présentations, quelques couplets de détails biographiques, nous avons enchaîné harmonieusement sur nos obsessions. Nous avons passé ces dernières semaines ensemble, dans une orgie de musique. J’étais soulagé de découvrir que Gage n’était pas un collectionneur du genre touche pas à
mes
disques. Il avait la passion d’écouter et de faire écouter. Assis dans sa chambre — pourvue d’une lampe à ampoule noire, je ne plaisante pas, et d’affiches psychédéliques adéquates pour rester dans le ton —, on se faisait des boulimies de musique, des heures d’intensité, passant sans transition de “Tu as ça ?” à “Attends d’écouter ça !”. Mais, très vite, la nouveauté commença à s’estomper. Nous supportâmes bientôt avec moins de patience les centres d’intérêt de l’autre. Gage, lui, était à fond dans son trip années 1970, il s’adonnait en particulier à une écoute approfondie des albums du groupe Roxy Music sortis au milieu et à la fin des années 1970. Moi ça ne me posait pas de problème, sauf que j’avais déjà fait le tour de la question deux étés auparavant. Bien sûr, Gage a essayé de lancer l’idée assez paradoxale que Roxy avait été au top pendant sa période disco à la fin des années 1970, et non lors de sa période expérimentale avant-gardiste aux accords déjantés. Un truc du genre : “la glorieuse
dance music
de 1979” (affirmation hyperbolique, tout à fait typique de Gage et des gens de cet acabit, et tout à fait fallacieuse).

“Eh, mec, écoute voir les percussions dans ce morceau. Entièrement produites sur un Jupiter 8. Un pur condensé de toute la
dance music
des années 1980, me disait Gage.

— Ouais,
mec.
Sacré héritage, que tu revendiques.

— Tu l’as dit. Rien à voir avec ces synthés analogiques de la fin des années 1970 en béton armé, ils avaient honte de rien ces synthés !”

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